Les plus grands investisseurs institutionnels se convertissent au rock’n’roll. Ou plutôt aux droits d’auteur des œuvres d’artistes qui passent la main. Si cet embryon de compartiment de marché séduit pour les opportunités de revenus récurrents à long terme, cet investissement n’est pas sans risques.

 

Pendant longtemps, les décibels du rock ne franchissaient pas les écouteurs de quelques traders survoltés. Aujourd’hui, les plus grands investisseurs font pleuvoir leurs billets verts sur « cette traduction des sons hideux et irrationnels de l’environnement industriel en langage musical », selon le mot du théoricien des médias Marshall McLuhan.

Cet appétit ne se fonde pas sur la beauté des arpèges et des paroles, mais sur les gisements de revenus dégagés par leurs catalogues, dont la valorisation atteint des sommets stratosphériques. Tel celui du « Boss » Bruce Springsteen, repris en décembre par Sony Music pour un demi-milliard de dollars ou celui de Ryan Tedder, vendu deux cent millions à KKR ! Comme Apollo, Pimco ou Blackstone, le fonds d’investissement américain veut surfer sur la vague d’un marché des droits d’auteurs gonflé par le Web faute de rendements sur d’autres actifs classiques.

L’idée de marier le rock et la finance date de 1997 quand David Bowie s’est affranchi de sa major. Avec un banquier d’affaires new-yorkais, David Pullman, Ziggy Stardust imagina de titriser les droits attachés à ses albums, de les loger dans des obligations qui financeraient ses futurs disques.

Les sommes avancées, cinquante-cinq millions de dollars, seraient remboursées sur dix ans avec un intérêt de 7,9 % par les royalties sous-jacentes à ces « Bowie Bonds ». Un tel montage n’était possible que parce que la star, malgré une vie d’excès, avait conservé les masters ou enregistrements de ses tubes.

Mais voilà : si ces « oblig » n’eurent aucun mal à se placer chez Prudential, elles arrivaient au plus mauvais moment. « Cela a coïncidé avec un pic dans l’industrie du disque juste avant le boom du streaming » se souvient Steve Sabatier, avocat et dirigeant en France de ANote Music, une plateforme qui négocie des catalogues. D’où l’explosion du piratage, synonyme de ventes de CD réduites à un trait fin comme une galette de vinyle !

Un quart de siècle plus tard, majors et labels bénissent un numérique qui a failli les terrasser ! « C’est tout le paradoxe d’Internet, sourit Belkacem Bahlouli, directeur de la rédaction de Rolling Stone. La simplification du téléchargement grâce aux abonnements de Deezer ou Spotify a enrayé le piratage ».

« Au XXe siècle, il fallait se rendre chez son disquaire pour obtenir de la musique. Aujourd’hui, pour moins de dix euros par mois, j’obtiens immédiatement les morceaux que je veux » renchérit Steve Sabatier. Avantage : des outils digitaux, tels ceux de l’américain Kobalt Music Group, coté à Wall Street, rendent la collecte des royalties et leur répartition entre ayants-droits (auteurs, compositeurs, interprètes, producteurs, éditeurs, distributeurs, etc.) plus fine et plus rapide.

Et par ricochet leur monétisation, voire leur titrisation sur les marchés. « Les Bowie Bonds n’ont jamais fait défaut et versé leur coupon annuel jusqu’à leur échéance. Aujourd’hui, ils seraient beaucoup plus chers » sourit Steve Sabatier.

Ce miracle technologique se double d’une explosion de la demande de « contenus » et de pubs friands de bandes originales, elles-mêmes garnies de droits d’auteurs. Selon Marzio Schena, co-fondateur de ANote Music, ce marché des royalties s’élèverait « entre trois cent et huit cent milliards si on leur applique des multiples de six à dix-huit fois les futurs revenus générés ».

Le tout, avec une croissance annuelle de l’ordre de 7 % grâce, entre autres, à la «synchronisation» de titres pour des films, séries ou spots. Sans compter le merchandising aux armes de ces « marques ».

D’où l’intérêt de Blackstone, qui à l’automne dernier a confié un milliard de dollars à la star des catalogues titrisés, Hipgnosis, dans lequel il a pris une participation, d’Apollo, Blackstone, KKR, etc. « Ils y voient des revenus réguliers et en croissance sur le long terme, à l’abri des cycles économiques, puisque les confinements ont plus que profité aux possesseurs de catalogues d’artistes.

Sans oublier une piste de diversification de leurs actifs » analyse Steve Sabatier. Selon Music Business Week, une soixantaine de deals ont été conclus pour un total de 5,05 milliards de dollars l’an dernier. Ce torrent de cash ne risque-t-il pas de transformer ce geyser en bulle ? ANote Music y voit d’abord un label de respectabilité. Avant d’admettre un marché plus sélectif. Mais « toujours en mouvement : ce sont les indépendants qui défrichent et découvrent les stars de demain » rappelle Marzio Schena.

Quant aux artistes, souvent âgés (l’octogénaire Bob Dylan a récolté trois cent millions de dollars en 2020, le Boss Springsteen aligne cinq décennies de carrière), ces cessions de catalogue obéissent à des raisons patrimoniales. « Un tien vaut mieux que deux tu l’auras » résume Brigitte Ferrand, avocate spécialiste des droits d’auteurs. Et fiscales : nombre d’artistes américains ardents soutiens de Joe Biden redoutent ses réformes sur les successions.

Si elles sont votées, les royalties seront davantage taxées que les plus-values issues de la vente d’un catalogue.

Le dirigeant d’une major n’y voit pas l’unique motivation de ces deals… mais note leur multiplication depuis son élection. De même, sa valorisation « implique des compétences, des ressources juridiques et marketing et des relais dans le monde que peu d’artistes ou d’ayants-droits possèdent » insiste Steve Sabatier. Ce constat a conduit France Brel à céder l’exploitation des œuvres de son père à une major, mieux armée selon elle pour collecter les droits d’auteurs, tout en conservant un droit de veto contre des propositions qui pourraient l’entacher.

Les noces du rock et de la finance sont parties pour durer. À moins d’une résurgence du piratage via la blockchain, qui à première vue sécurise davantage le circuit des royalties et le rend transparent, puisque les blocs créés pour chaque diffusion, enregistrés par horodatage, ne peuvent être violés. Sauf que rien n’empêche quiconque de créer des NFT (Non-Fungible Token), copies presque conformes des titres de propriétés d’une œuvre. Et d’empocher des royalties dans le plus grand anonymat.

De même, tous les artistes et toutes leurs œuvres ne sont pas forcément synchronisables : imagine-t-on Bob Dylan dans une pub Smith & Wesson ? « Est-ce que des titres à la mode aujourd’hui seront toujours écoutés dans vingt ans ? Est-ce que les audiences seront toujours aussi fortes ? » s’interroge Steve Sabatier. « La valorisation est directement liée à la réputation de l’artiste, surtout à l’heure du mouvement MeToo, qui accroît le risque de se retrouver avec un scandale déterré de son passé.

Il ne faut jamais investir sur le potentiel des futures œuvres d’un artiste mais uniquement sur une œuvre ou un catalogue d’œuvres existantes » complète Brigitte Ferrand. « Rien n’est pire qu’un déréférencement sur une plateforme comme Youtube suite à une polémique » martèle Steve Sabatier en écho aux tensions entre Spotify et Neil Young. Gare aussi aux portefeuilles garnis d’une dizaine de pépites et truffés de centaines de daubes.

Reste aussi à s’assurer de disposer sans restrictions des droits d’auteurs. Car le droit moral est reconnu aussi en droit anglo-saxon : directement rattaché à l’auteur (ou ses héritiers), incessible (au contraire des royalties), il accorde un droit de veto contre toute trahison de l’œuvre ou de son père. Bien sûr, des limitations à son exercice peuvent être négociées. « Il faut au préalable effectuer un audit très approfondi des flux de royalties, des historiques contractuels pour remonter les cessions préalables de droits, s’assurer de leur origine. Bien distinguer le champ d’application de chacun de ces démembrements, permet d’éviter les conflits futurs » conseille Brigitte Ferrand.

Autant de points et de questions résumés par Lemmy Kilmister, le défunt leader de Motörhead : « Si vous pensez que vous êtes trop vieux pour le rock, c’est que vous êtes trop vieux ».